Abandonner les fantasmes de la politique.

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« À une époque, comme aujourd’hui, de paix sociale diffuse, les personnes qui à un moment donné de leurs vies se mobilisent contre quelque chose, sans avoir une conscience plus élargie des rapports de domination, le font pour des raisons éminemment égoïstes et contingentes. Des personnes qui n’ont jamais bougé le petit doigt pour contrer les différentes «injustices» qui les entourent, sont tout à coup, dans certains cas, prêtes à se mettre en jeu si ces injustices touchent à quelque chose qui concerne leurs nécessités de base (salaire,maison, travail, etc.).

Dans la plupart des cas, ces personnes sont intéressées seulement par la question spécifique qui les concerne et elles ne partagent pas notre analyse du monde, nos aspirations révolutionnaires ou nos méthodes, qu’elles considèrent comme trop extrémistes,contre-productives ou incompréhensibles, peu portées sur le dialogue et donc peu enclines à charrier des résultats immédiats.D’habitude, ces contradictions sont gérées de deux façons par les anarchistes qui s’engagent dans des luttes sociales avec des personnes avec qui ils n’ont pas d’affinité. Je suis bien entendu obligé de schématiser, puisque les positions ne sont pas toujours aussi nettes: il peut aussi y avoir des positions intermédiaires.
Dans la première approche, la seule qui soit acceptable à mon avis, il y a une transparence totale dans l’explication de son point de vue et de ses intentions, lorsqu’on lance une nouvelle lutte. Avec des discussions, des textes, des tracts, etc., les anarchistes montrent clairement leur analyse du monde et des rapports de domination, dépassant la lutte spécifique dont ils sont en train de s’occuper, et leur proposition est claire: aucune médiation ni procuration, la seule chose à faire c’est d’attaquer les responsables directs de l’oppression, avec l’objectif de subvertir complètement cet état des choses. Je ne vois aucune contradiction dans une approche de ce type: il y a là la volonté de laisser la porte ouverte pour de possibles nouveaux complices, mais sans se compromettre soi-même et ses idées.Des exemples passés ou présents de ce type d’approche sont la lutte contre la construction de la maxi-prison de Bruxelles, la lutte contre le CRA «Regina Pacis» à Lecce, la lutte contre l’expulsion du «Banc Expropriat» à Barcelone, des exemples, par ailleurs, qui sont approfondis dans le livre «Cuando se señala la luna».
Mais malheureusement, il arrive que si on arbore cette transparence, les tant désirées franges«opprimées» de la société, parfois même celles-là qui sont les plus frappées par les projets qu’on essaye de contrer, ne s’approchent même pas, à part quelques cas isolés, et au final la lutte est menée par le seul groupe d’affinité anarchiste qui l’a entamée. Les «gens» préféreront plutôt se presser en masse aux portes de ces comités et ces associations qui proposent des méthodes plus typiquement démocratiques et moins radicales, avec des recours en justice, des actions médiatiques ou fortement spectaculaires.
Si la proposition de lutte n’arrive pas des anarchistes, mais ce sont ces dernier.e.s qui essayent de s’insérer dans une lutte qui existe déjà, c’est probable qu’en choisissant l’approche de la transparence, naissent tôt ou tard des conflits et des divergences, parfois insurmontables, avec les autres personnes qui y participent. Les discussions à propos devisions du monde si différentes ou sur la nécessité d’accepter tel ou tel autre compromis seront toujours plus tendues, celui qui aura le dessus dans la confrontation sera celui qui aune meilleur maîtrise de l’art oratoire, ou, plus probablement, celui qui dira les choses les plus sensées (du point de vue de la pensée dominante) et avec l’entrain nécessaire.
Les personnes les plus éminentes du village ou du quartier jouiront, cela va de soi, de plus d’autorité, et leurs opinions seront mieux considérées que celles de ceux/celles qui, comme les anarchistes, raisonnent comme des extrémistes ou, plus banalement, arrivent d’ailleurs ou s’habillent en noir. Comment sortir de l’impasse s’il n’y pas de consensus sur ce qu’il faut faire? Dans certains cas, les anarchistes essayeront de s’engager pour faire passer leur idée,exerçant des pressions et risquant de passer pour des autoritaires, ou bien il déserteront l’assemblée et continueront à s’organiser en dehors de celle-ci. Dans d’autres cas, elles/ils finiront pour accepter certains compromis, qu’ils/elles justifieront à elles/eux-mêmes de différentes manières, certain.e.s que le temps leur donnera raison. Si une telle situation se prolonge pour un temps, ce qui l’emportera sera la frustration d’une des deux parties et bon nombre de personnes quitteront le groupe.
En ayant expérimenté dans la réalité à quel point cette approche ne marche souvent pas, ces dernières années des anarchistes insurrectionnalistes ont préféré adopter une approche gradualiste, d’édulcoration de ses idées. C’est sur ce type d’approche que se focalise ma critique.L’objectif de certaines de ces tentatives, au delà de la question spécifique de départ, a été celui de construire le consensus et la confiance des gens sur la durée, afin de leur«apprendre» à adopter les méthodes anarchistes (auto-organisation, refus de la procuration, etc., comme si la liberté pouvait être enseignée) et les pousser graduellement vers une conflictualité plus forte. Cependant, là s’introduit le germe de la politique.
Dans les faits, le gradualisme signifie cacher, au début, ses idées et intentions réelles et faire une série de compromis inacceptables, avaler cette potion amère dans l’attente de temps meilleurs. Cela signifie souvent l’adoption de certains moyens de la politique traditionnelle: le fait de brosser l’opinion collective dans le sens du poil; cela signifie les demies-vérités, le populisme. Cela signifie de ne pas révéler ce qu’est son projet sur le long terme, mais de focaliser l’attention sur des revendications partielles que parfois on ne partage même pas,afin d’obtenir le consensus et la confiance des personnes présentes et arriver ainsi à son vrai objectif. Cela signifie souvent porter des jugements même sur celles/ceux qui n’adoptent pas sa méthode, puisque certaines pratiques (si elles ne sont pas réalisées aux moments et dans les lieux considérés comme appropriés) commencent à être vues comme contre-productives pour le lent travail de construction du consensus qu’on est en train d’accomplir dans un contexte donné. »
Extrait de : En lutte permanente contre la société et les fantasmes de la politique. Une critique anarchiste de quelques dérives de la méthode insurrectionnelle

Fenrir, pubblicazione anarchica ecologista, n° 7 / octobre 2016

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