E. Armand- « L’Individualisme de la Joie »-1924.

https://www.libertarian-labyrinth.org/working-translations/e-armand-lindividualisme-de-la-joie-the-individualism-of-joy-1924/2/?fbclid=IwAR00IZ-oID-u69jn03WShiwcfw1XImjTI6IKLUjwg512c79eS0EJjegQSQQ

L’Individualisme de la Joie

Il vient de m’échoir une aventure douloureuse à laquelle je dois d’avoir gagné quelques rides de plus. Ce n’est pas la première fois de ma vie qu’il m’arrive de laisser de ma « chair aux ronces des buissons », selon l’expression consacrée. Mais cette fois-ci, j’ai senti que j’avais risqué d’y laisser plus que de ma laine ou de mon sang : j’ai risqué d’y laisser de mon amour pour la joie de vivre. Et c’est grave. C’est ce qui peut nous arriver de pire, à vous et à moi, de n’éprouver plus d’amour pour la joie de vivre. Peu importe de perdre notre réputation où notre argent, ou l’estime de notre entourage, ou au pis aller notre liberté (et c’est pourtant quelque chose d’épouvantable). Mais il n’y a pas de perte qui se puisse comparer à celle de l’amour de la joie de vivre.

* * *

Notre individualisme, à nous, n’est pas un individualisme de cimetière, un individualisme de tristesse et d’ombre, un individualisme de douleur et de souffrance. Notre individualisme est créateur de joie — en nous et hors nous. Nous voulons trouver de la joie partout où faire se peut — c’est à dire en rapport avec notre puissance de chercheurs, de découvreurs, de réalisateur ; nous voulons en créer partout où il nous est possible — c’est à dire partout où nous trouvons l’absence de préjugés et de conventions, de « bien ».et de « mal ». Nous évoluons sous le signe de la joie de vivre, nous autres. Et c’est à cela que nous reconnaissons que nous nous portons bien intérieurement : quand nous voulons donner et recevoir de la joie et de la jouissance, fuir pour nous-mêmes et épargner à ceux qui nous le rendent les larmes et la souffrance.

Notre santé intérieure se mesure à ceci : que nous ne sommes pas encore blasés des expériences de la vie, que nous sommes individuellement et toujours disposés à tenter une expérience neuve; à en recommencer une qui n’a pas réussi qui ne nous à pas fourni tout le plaisir que nous en escomptions; qu’il y a en nous de l’amour, infiniment d’amour pour la joie, pour l’allégresse de vivre. Quand ce n’est pas le printemps qui chante en notre for intime; quant au fond, tout au fond de notre être intérieur, il n’y a ni fleurs, ni fruits, ni aspirations voluptueuses, cela va mal et il est temps de songer, j’en ai peur, à l’embarquement pour l’obscure contrée dont nul n’est jamais revenu.

Oui, notre individualisme est basé sur l’amour de la joie de vivre — la joie de vivre hors la loi et hors la morale, hors la tradition et la servitude des préjugés sociaux ou civiques. Ce n’est pas une question d’années en plus où en moins. Comme ceux de l’Olympe, nos « dieux » sont éternellement beaux et jeunes éternellement. N’importe que notre automne touche à sa fin et que nous ignorions si demain, nous verrons se lever l’aube pour la dernière fois : l’essentiel est qu’aujourd’hui encore, nous nous sentions aptes à la joie de vivre:

* * *

Il y a des jeunes gens qui se disent individualistes, mais leur individualisme ne nous attire pas, certes. Il est mesquin, racorni, timoré, incapable d’envisager l’expérience pour l’expérience ; pessimiste, pédantesque à force d’être documentaire et documenté ; brumeux, neurasthénique, incolore et sans chaleur; il n’a même pas la force qu’il faut, une fois engagé « sur le mauvais chemin » pour aller jusqu’au bout. Ah! le vilain individualisme ; le terne, gris et morose individualisme! Qu’ils le gardent pour eux, il ne nous fait pas envie.

Il y a l’individualisme de ceux qui veulent se créer de la joie en dominant, en administrant, en exploitant leurs semblables, en s’aidant de leur puissance sociale — gouvernementale, monétaire, monopolisatrice. C’est l’individualisme des bourgeois. Il n’a rien de commun avec le nôtre.

Il y a l’individualisme des haut perchés qui veulent écraser ceux avec qui ils viennent en relations, sous le poids de leur supériorité morale, de leur culture intellectuelle; l’individualisme des « durs » (pour les autres bien entendu), des insensibles ; des vaniteux qui ne s’abaissent pas à ramasser les « cailloux dorés » ; de ceux qui ne pleurent pas et qui planent dans le septième ciel de l’au delà des forces humaines. J’ai crainte que ce soit tout simplement l’individualisme des fats et des prétentieux, des anges qu’on finit quelque jour par rencontrer barbottant dans la mare de la médiocrité uniforme, l’individualisme des herons qui finissent par se contenter d’un limaçon pour calmer leur ambition. Cet individualisme-là ne nous intéresse pas non plus.

* * *

Nous voulons nous autres, un individualisme qui rayonne de la joie et de la bienveillance, comme un foyer de la chaleur. Nous voulons un individualisme ensoleillé, même au cœur de l’hiver. Un individualisme de bacchante échevelée et en délire, qui s’étende et s’épande et déborde, sans prêtres et sans maitres, sans frontières et sans rivages. Qui ne veut pas souffrir ni porter de fardeaux, mais qui ne veut pas faire souffrir ni infliger de charges à autrui. Un individualisme qui ne se sent pas humilié quand il est appelé à guérir les blessures qu’il peut étourdiment avoir causées en route. Ah le riche, le bel individualisme que voilà !

Qu’est-ce donc que l’individualisme des « faiseurs de souffrance », de ceux qui font faux bond aux espoirs qu’ils-ont suscités (je ne parle pas de ceux chez qui causer de la souffrance et s’en réjouir est une obsession maladive, un état pathologique), sinon une pitoyable doctrine à l’usage de pauvres êtres hésitent et vacillent, qui redoutent de se donner, tant leur santé intérieure laisse à désirer? Ils sont ceux qu’une désillusion laisse désarçonnés et neuf fois sur dix cette désillusion n’existe qu’en leur imagination débile; ils sont ceux qui « reprennent » ce qu’ils donnent; ceux qui voudraient le fleuve sans méandres, la montagne sans escarpements, le glacier sans crevasses, l’océan sans tempêtes, les rêves sans réveils. Leur individualisme refuse la bataille à cause de la victoire douteuse. Ah le piètre individualisme !

* * *

Je vous assure, compagnons, que pour vivre notre Individualisme qui veut rayonner et créer l’amour de Ia joie de vivre, il faut être fort intérieurement, véritablement fort; il faut jouir d’une bonne santé, d’une riche, d’une robuste constitution interne. Tout le monde n’est pas apte à assouvir les appétits de la sensibilité de ceux en qui on l’a déclenchée. Je vous répète qu’il faut pour cela se bien porter au dedans de soi. Et cette santé-là ne dépend pas d’un régime thérapeutique, n’est pas œuvre d’imagination, ne s’acquiert pas dans les manuels. Pour la posséder il faut avoir été forgé et reforgé sur l’enclume de la variété et de la diversité des expériences de l’existence; avoir été trempé et retrempé dans le torrent des actions et réactions de l’enthousiasme pour la vie. Il faut avoir aimé la joie de vivre jusqu’à préférer disparaître plutôt qu’y renoncer.

Prenons garde de ne pas perdre l’amour de la joie de vivre. Ce serait un signe de déchéance, de, sénilité irrémédiable, même si nous n’avions pas vingt ans.

E. Armand.

Ce contenu a été publié dans Textes. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.