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[« Il ne s’agit pas en premier lieu de défendre « notre mouvement », ni de nous venger, mais de propager, par nos luttes, nos idées et nos actes, l’attaque et la remise en question du Pouvoir, et ainsi de pousser dans le sens de l’insurrection individuelle et commune. »
« Si les expériences de compagnon-ne-s au cours des dernières décennies nous disent quelque chose, c’est aussi qu’il est possible de résister à l’isolement, à la torture et au chantage, mais que trahir ses propres idées peut briser l’échine. »]
Solidarité vécue
De nombreux cercles d’anarchistes se retrouvent en ce moment dans la ligne de mire de la répression étatique et doivent affronter des arrestations, des perquisitions à large échelle et des procès. Mais dans l’ensemble de la société également, les chiens de garde de différents États prennent de plus en plus les exploité-e-s et les exclu-e-s dans leurs tirs croisés, indépendamment des frontières, mettant en place et remplissant toujours plus les camps d’internements et les geôles. La vision d’exécutions de peines plus perfectionnées, de machines à expulser monstrueuses, de prisons high-tech, de lois anti-terroristes durcies à la minute et de militaires, ou de flics-robocops ressemblant à des soldats, patrouillant dans les rues ne s’annonce pas rose pour les perspectives de liberté auxquelles nous aspirons. Ce scénario pourrait conduire à sombrer dans la léthargie et à penser, en cédant au fatalisme, que notre vie se déroule peut-être juste comme dans un mauvais roman noir…
D’un autre côté, des rebelles conspirant de concert continuent à mettre le feu aux fesses des puissants. Les marques de la guerre sociale dessinent donc un panorama où des arrestations peuvent suivre les moindres attaques contre des structures du pouvoir, en même temps que, parfois en une semaine, des révoltes sociales éclatent dans des pays plus ou moins lointains. Et il n’y a finalement rien de nouveau à ce que l’épée de Damoclès de la prison soit constamment suspendue précisément au dessus des ennemi-e-s déclaré-e-s de l’ordre social.
Le mythe d’États évoluant vers la perfection et un fonctionnement sans heurts fait avant tout silence sur toutes les ruptures, les soulèvements et les luttes sociales qui secouent en partie les fondements du Pouvoir. Des luttes où il s’est toujours agi et où il s’agit encore de répression, non pas comme d’un événement soudain dans l’agenda activiste, mais comme d’une constante connaissant divers développements. Alors, si nous parlons aujourd’hui de solidarité, ce n’est pas pour parler de cas particuliers ou d’une lutte partielle, mais plutôt d’un lien qui traverse et relie nos luttes et projets révolutionnaires. Parler de la répression comme d’une réalité, qui parfois nous intimide, nous remplit d’amertume, nous traumatise et nous paralyse signifie aussi la considérer dans un rapport historique, apprendre et discuter des expériences d’autres personnes en lutte, des manières dont nous pouvons, la tête haute, allumer des étincelles rebelles, malgré les hommes gris autour de nous et en permanence à nos trousses. La taule et la cavale ont toujours été une possibilité réelle pour des compagnon-ne-s, et elles le restent encore pour chaque personne en lutte, qu’elle ait effectivement enfreint des lois ou pas. D’ailleurs la taule n’est pas un terminus, et parler de répression revient aussi à poursuivre la discussion sur ce sujet … ainsi qu’à parler de la survie et des luttes en prison, du possible passage à la clandestinité, de l’évasion, de la cavale ensuite, de la solitude contrainte, de l’isolement, etc … tout comme des différents préparatifs et conséquences qui en découlent pour les entourages respectifs de compagnon-ne-s.
Quand nous parlons de lutte contre la prison et contre l’isolement (dans les différents sens du terme) de nos compagnon-ne-s, nous parlons donc de nos relations sociales, que nous ne voulons pas cesser de développer et de cultiver. Au-delà du soutien direct (émotionnel, financier, juridique, etc.), cela veut dire tenter de continuer à faire participer nos compagnon-ne-s en taule ou en clandestinité à nos débats et à porter leurs réflexions vers l’extérieur. Si la censure complique les choses, il faut se battre pour rendre la communication possible. Partager des correspondances et des débats peut enrichir non seulement nos discussions, mais aussi nos interventions, dans la mesure où cela peut ouvrir de nouveaux points de vue et angles d’attaque. Ne pas permettre que les bras de l’État brisent les rapports avec nos compagnon-ne-s et que la bureaucratie les bâillonnent signifie aussi leur donner la possibilité d’écrire dans nos publications, de diffuser leurs contributions ou à l’occasion de créer de nouveaux journaux ou autres. Ce débat se développant ainsi avec nos compagnon-ne-s n’est pas une fin en soi caritative, mais fait partie de nos combats offensifs contre tout pouvoir. Cela veut aussi dire que les prisonnier-e-s ne sont pas des sainte-s et que nos rapports avec elles et eux changent lorsqu’ils et elles prennent des distances avec une attitude offensive vis-à-vis du Pouvoir, voire collaborent avec les autorités.
Il s’agit en fin de compte de vivre la solidarité avec nos compagnon-ne-s en prison ou en fuite. Cela signifie la prendre en charge et se battre pour, sans se satisfaire de la formalisation sur quelques dates et journées, ni la déléguer à quelques spécialistes ou organisations. Vivre la solidarité, c’est poursuivre, continuer à développer et intensifier nos relations malgré la pression croissante et les obstacles qui s’accumulent. Vivre la solidarité, c’est tenir bon sur nos luttes et en commencer de nouvelles, et ainsi ne pas nous laisser briser. Cela veut aussi dire que, sous prétexte de répression, nous ne nous transformons pas en tacticien-ne-s politiques à double morale, tissant des alliances avec les autorités. Si les expériences de compagnon-ne-s au cours des dernières décennies nous disent quelque chose, c’est aussi qu’il est possible de résister à l’isolement, à la torture et au chantage, mais que trahir ses propres idées peut briser l’échine.
Parler de solidarité et de répression, en tant qu’anarchistes ne se trouvant pour le moment pas derrière les barreaux, ne veut absolument pas dire le faire en cachette. L’État rirait sous cape, si ses ennemi-e-s anti-autoritaires se mettaient soudain à agir de manière exclusivement clandestine, car toute critique sociale radicale disparaîtrait ainsi de la surface. L’État ne craint pas pour sa stabilité à cause de quelques anarchistes agissant de manière souterraine – il craint la propagation de la subversion sociale qui sape sa légitimation, les attaques qui se diffusent de manière chaotique, dont les auteur-e-s ne sont pas localisables, et qui peuvent être réalisées avec des moyens à portée de la main. Si nos compagnon-ne-s atterrissent derrière les barreaux, nous défendons ouvertement et fièrement leurs idées dans la rue, peu importe qu’ils et elles soient accusé-e-s de « petits » ou de « gros » délits, ou soient coupables ou pas. Et nous ne faisons pas cela, parce qu’ils et elles sont éventuellement nos ami-e-s ou que nous les connaissons, pas plus que pour défendre le nom des « anarchistes », mais pour fortifier l’idée de l’attaque contre le Pouvoir. Pour renforcer l’idée, la volonté et la pratique de chercher à vivre en se libérant des contraintes extérieures et de celles et ceux qui prétendent nous réduire en esclavage – et par conséquent pour défendre, justifier et mettre en avant comme possibilité chaque acte d’insubordination, chaque défi, chaque refus déterminé et chaque attaque issus de cœurs anti-autoritaires contre les dominants et leur système.
Lorsque nous défendons nos compagnon-n-es dans la rue, nous ne le faisons donc pas parce que nous les connaissons ou pas, mais parce nous sommes solidaires d’elles et eux en tant que personnes en lutte au sein de la guerre sociale et que le lien de la solidarité nous relie dans le combat contre tout Pouvoir. Nous défendons les attaques contre le Pouvoir, parce que ce sont aussi nos attaques contre nos ennemi-e-s. A partir de là, le sujet dont nous parlons n’est plus celui de « nos prisonnier-e-s » et la lutte que nous livrons n’est pas une confrontation symétrique avec l’État. Nous ne nous battons pas « pour nos » prisonnier-e-s, mais contre un monde de prisons et inscrivons ainsi le cas de nos compagnon-ne-s dans un contexte social plus large. Il ne s’agit pas en premier lieu de défendre « notre mouvement », ni de nous venger, mais de propager, par nos luttes, nos idées et nos actes, l’attaque et la remise en question du Pouvoir, et ainsi de pousser dans le sens de l’insurrection individuelle et commune.
Ce faisant, la solidarité révolutionnaire, la continuation et le développement de luttes sont un défi constant. Nous ne pouvons développer des projets, articulés en mots ou en actes, que s’ils sont réels et que nous pouvons les relier à des discussions et des perspectives communes. La solidarité doit développer son propre langage dans la poursuite et le développement de nos projets. Les actions de solidarité qui se produisent la plupart du temps pendant la détention préventive ou durant les procès de compagnon-ne-s sont un moyen de renforcer leur attitude combative, de les motiver et de leur faire plaisir. Pourtant, le caractère exclusif des « salutations » et la remise en contexte qui n’a souvent lieu que sur internet, pourraient aussi constituer une limitation dans le développement de luttes dans notre réalité sociale directe. Considérer la répression comme un moyen aux multiples facettes qu’utilise le Pouvoir dans sa guerre contre les exploité-e-s et les exclu-e-s, signifie aussi comprendre l’attaque contre lui de manière plus large. Tant que nous agissons au nom d’un nom, ou en solidarité avec un nom spécifique, nous courons le risque de réduire la guerre sociale à un conflit symétrique entre les anarchistes et l’État. Pour contrôler l’incontrôlable, il faut d’abord le nommer – car se battre contre un ennemi non clairement identifié et nommé rend le conflit moins transparent et plus chaotique. A l’inverse, le combat contre un ennemi agissant au nom d’une identité que l’on peut mettre dans une case ouvre la porte à la pensée militaire et à une guerre de fronts. Notre manière d’être anarchiste n’est-elle pas plus une conception de la vie et une éthique qu’une identité politique devenant une catégorie totalisante et auto-référentielle dès lors qu’on ne s’adresse qu’à celles et ceux, qu’on ne se solidarise qu’avec celles et ceux, qu’on ne combat que pour celles et ceux qui se sentent appartenir à la même « catégorie » ? L’État aimerait bien réduire la guerre sociale à une guerre contre quelques « extrémistes » … Au lieu de nous laisser piéger dans cette impasse, nous devrions chercher des points et des possibilités pour étendre la révolte : voir les affaires répressives de nos compagnon-ne-s comme l’une des nombreuses briques d’une prison à ciel ouvert toujours plus étroite, revient aussi à déterminer, en posant nos propres angles d’attaque et objectifs, des luttes ayant le potentiel d’impulser des dynamiques allant au-delà de quelques anarchistes.
Peut-être les attaques se multipliant contre celles et ceux qui tirent profit de la taule constituent-elles une proposition susceptible de se développer dans le sens d’une lutte active et autonome dans la rue … ou peut-être les antennes-relais et les câbles de fibre optique qui prennent de plus en plus souvent feu sont-ils en train de développer leur propre langue pouvant articuler une remise en question et une attaque générales contre les techniques de la domination qui s’affinent…
[Traduit de l’allemand du n°5 de la revue anarchiste « In der Tat », automne 2019]