Moutons noirs-extrait d’avis de tempête#37

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Extrait :

| Moutons noirs |

« Bracelets. Une des particularités de la situation pandémique actuelle –qui repose à chacun cette vieille question de ce que pourrait être le sens d’une vie qui en vaille la peine au-delà de la simple sur­vie– est de mettre un peu plus à nu certains barreaux de la prison sociale.

Lorsqu’un philosophe d’État affirmait par exemple il y a quelques décennies qu’à l’in­verse de sa destruction avec le monde qui en a besoin, il était possible d’envisager l’abolition de la prison à travers sa diffu­sion capillaire à l’ensemble de la société, il ne croyait pas si bien dire. En attendant, ce n’est comme souvent pas à un processus de substitution mais de cumul auquel on as­siste : en matière énergétique, c’est ainsi à la fois le pétrole, le charbon, le nucléaire et de gigantesques champs d’éoliennes ou de centrales photovoltaïques qui continuent d’alimenter un productivisme mortifère. En matière carcérale, on est de la même façon non seulement confrontés à un en­campement massif des indésirables autour des frontières, à la construction de nou­velles taules (15 000 places de détention supplémentaires d’ici cinq ans), mais aussi à une multiplication de formes d’enferme­ment hors des quatre murs. Si on ne devait prendre qu’un exemple, sans même évoquer les traditionnelles assignations à résidence et autres contraintes, ce serait peut-être l’extension du bracelet électronique qui se­rait le plus frappant. Fin décembre, en plus des 63 000 prisonniers entassés dans des geôles passées en mode covid (visioconfé­rence, restriction des activités et des permis de sortie), 11 000 autres avaient à la cheville un mouchard sous alarme. Une augmenta­tion de laisses électroniques judiciaires qui accroît les capacités carcérales de l’État et va désormais aussi de pair avec une volonté de les imposer sous forme de « mesure de sû­reté » post-incarcération contre les prison­niers qui persévéreraient dans leurs idées (à commencer par ceux sortant d’une condam­nation pour « terrorisme »).

Pourtant, à bien y réfléchir, puisque la pri­son n’est que le miroir exacerbé de cette société technologique autoritaire, qu’y-a-t-il de surprenant lorsque la plupart des sujets de l’État –révoltés y compris–, se promènent déjà dehors, volontairement et en perma­nence, avec un micro et un GPS en poche, même quand ce n’est pas pour attendre le vil coup de fil d’un patron ?

Dès lors, qu’au prétexte du covid-19 les sa­lariés du port d’Anvers ou de Gien (Loiret), les lycéens de Pékin, les malades ou les voyageurs en quarantaine de Co­rée du Sud et de Pologne puissent être munis d’un bracelet sanitaire qui relève au choix leur température corporelle, calcule la distance qui les sépare d’autres humains ou vé­rifie leur localisation, ne fait qu’amplifier un même mou­vement où chacun devient son propre maton. Lorsque la frontière se fait toujours plus ténue entre enfermement contraint et auto-enfermement confiné, entre transfor­mations totalitaires de l’espace urbain et architecture carcérale contemporaine, entre laisses et bracelets élec­troniques, c’est que la vie même –ce coeur à cran d’arrêt comme disait le poète–, tend à devenir une peine en soi au sein de la vaste prison sociale.

Certes, il existe évidemment une différence de degrés entre ouvrir soi-même une porte et être soumis à l’arbitraire d’un bourreau en uniforme, entre un isolement où pénètre à peine la lumière du jour et les rues désertées sur décret, entre privation de sens et substitution du contact humain par celui des machines, mais force est de constater que la vieille métaphore qui disait que la taule n’est pas une extension de la société mais que c’est plutôt cette dernière qui en constitue le prolongement, n’a pas perdu de sa per­tinence. Au contraire, même. Alors, si on ne peut s’évader d’une prison sociale qui a désormais colonisé tout espace, si ses différentes cages en poupées russes s’imbriquent et se confondent, quelle autre possibilité nous reste-t-il, sinon de la détruire de l’intérieur ? »

 

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