Hypersexualisation mon cul. A-Archet

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Hypersexualisation mon cul

Il y a foutrement longtemps que j’ai traîné mes pattes ici. Et quand je me suis mise dans l’état d’esprit approprié — c’est-à-dire calme et flegmatique — les premiers mots qui me vinrent à l’esprit furent « hypersexualisation mon cul ». Je confesse avoir souvent abusé du « mon cul » pour les titres de mes petits articles. Ça vous donne à vous, lecteurs et lectrices émoustillés, l’impression que vous allez lire un texte rigolo alors qu’en réalité, je m’apprête à vous fourguer une analyse laborieuse et étriquée sur l’inanité d’un concept à la mode, utilisé — pour le dénoncer unanimement, il va sans dire — de la gauche la plus rouge à la droite la plus brune.

Je n’ai jamais promis de ne pas vous casser les pieds, hein.

Comme vous le savez tous pour l’avoir entendu ad nauseam sur toutes les tribunes publiques bien pensantes, le mot « hypersexualisation » désigne la plupart du temps le fait de sexualiser un phénomène qui ne doit pas l’être — surtout en fait l’érotisation de fillettes (les habiller en femmes, leur permettre de se maquiller pour aller à la maternelle, leur acheter un soutien-gorge et des talons hauts, les laisser porter des strings et les inscrire à des concours de Miss, et ainsi de suite) et pas tellement celle des garçons (qui, semble-t-il, ne peuvent en aucune manière être transformés en objets de désir par l’ajout d’accessoires). Évidemment, ceci présuppose que les enfants sont des êtres asexués, rigoureusement dépourvus de tout comportement sexuel, qui deviennent fétichisés par une sorte de perversion collective dont ils sont les victimes inconscientes.

Sinon, on se réfère par « hypersexualisation » à la « sexualisation de l’espace public »; la sexualité et l’érotisme, théoriquement confinés à la vie privée, envahiraient — voire, pollueraient — la sphère publique. Ce qui présuppose qu’il existe réellement une sphère publique à envahir et à polluer, exempte de comportements sexuels et remplie d’individus asexués… ce qui me semble hautement douteux. Au mieux, ce qu’on désigne sous le nom d’espace public a toujours été au mieux un lieu où se jouaient tous les rituels de séduction, au pire un endroit où tous devaient tant bien que mal cacher leur sexe pour éviter les foudres de la morale établie.

Quoi qu’il en soit, la discussion sur l’hypersexualisation génère beaucoup de « ah-mon-dieu-où-s’en-va-le-monde», de «c’est-horrible-d’exposer-ces-jeunes-innocents-à-de-telles-monstruosités » et surtout, une suite sans fin de « l’amour-disparaît-la-famille-se-meurt-c’est-la-fin-de-la-civilisation-c’est-la-décadence-vite-tous-aux-abris ». À en croire les tenants de la thèse de l’hypersexualisation de la société, le sexe, surtout par sa représentation pornographique, occupe une trop grande place dans l’espace public, ce qui corrompt la jeunesse, opprime les femmes et mène à la déliquescence morale. Presque systématiquement, les solutions que ces gens proposent est un « encadrement » de la pornographie et de la prostitution (ce qui veut dire leur interdiction), de l’éducation à une saine sexualité (c’est-à-dire, vécue à l’abri des regards dans le cadre conjugal et monogame).

Or, il m’apparait flagrant que c’est plutôt l’appauvrissement, voire la misère sexuelle qui définit le mieux notre époque. Car dans une société basée sur la concentration du pouvoir politique, la propriété et le capitalisme appauvrit tous les aspects de la vie des individus qui la composent et la subissent, même les plus intimes.

Cette misère trouve bien entendu ses origines dans les institutions du mariage et de la famille, ainsi que dans l’imposition des structures sociales patriarcales. Leur impact se fait encore sentir de nos jours et leur importance ne peut être négligée, même si, en Occident du moins, ces institutions se sont étiolées depuis les dernières décennies. Le paradoxe est que malgré leur déclin, la misère sexuelle, loin d’avoir décru, s’est même amplifiée et se fait de plus en plus intensément et cruellement sentir.

Le processus qui a mené à l’affaiblissement et la désintégration de la famille est exactement le même qui est à l’œuvre pour accentuer l’hypersexualisation de la culture et entretenir la misère sexuelle : la marchandisation et la réification des relations humaines. La marchandisation de la sexualité est, de toute évidence, aussi vieille que la prostitution — et donc, que la civilisation, on n’a qu’à lire l’Épopée de Gilgamesh pour s’en convaincre. Le phénomène s’est toutefois emballé depuis une soixantaine d’années, avec l’instauration de l’État providence et du consumérisme. La publicité omniprésente nous expose à une séduction perpétuelle, une aguiche sexy et charismatique qui provoque en nous une envie irrépressible de se procurer de l’antisudorifique, du dentifrice, de la bière, une voiture, du parfum. Les films, les émissions de télé, les magazines, les clips sur internet — en fait, l’ensemble des médias — nous vendent non seulement des objets de consommation, mais aussi des idées, celles liées à la facilité d’attirer des hommes et des femmes à la beauté sans faille dans notre lit. On nous a convaincu de désirer des images plastiques irréelles, des fictions sexuelles par définition inatteignables. Ces désirs artificiels et manufacturés sont, vous vous en doutez bien, au service du capital, puisqu’ils garantissent une insatisfaction chronique qui stimule le consommateur à acheter dans un effort désespérer et sans fin d’atteindre une chimérique satisfaction.

Ce qu’on désigne actuellement sous le vocable de « libération sexuelle » n’est en fait que la marchandisation définitive de la sexualité humaine. La relation sexuelle, voire même la relation amoureuse, est maintenant régie par les strictes lois du marché. Voilà pourquoi que dans une société libérale et capitaliste avancée, on offre sur le marché des marchandises symboliques des images de sexualité hors mariage, d’homosexualité et de bisexualité, ce qui rend ces pratiques de plus en plus acceptables et acceptées par la majorité — d’une façon qui, évidemment, est compatible avec les besoins du marché. En fait, ces pratiques ce sont transformées en identités auxquelles nous sommes tous demandés de nous conformer. Par exemple, l’homosexualité en est arrivée à demander bien plus que de fricoter avec des individus de son propre sexe : elle est devenue un « mode de vie », une identité qui implique le conformisme, des comportements prévisibles,  des endroits à fréquenter, des produits spécifiques à consommer. Être gay, lesbienne, bi, adepte du bdsm ou être fétichiste des pieds signifie s’associer à une sous-culture qui agissent comme des niches de marché complémentaires au couple hétérosexuel et à la famille patriarcale.

La marchandisation de la sexualité place toutes les pratiques sexuelles dans un contexte d’offre et de demande. Sur le marché sexuel, tous essaient de se vendre au plus offrant en tentant de se procurer l’objet de ses désirs au plus bas coût. Si bien que la sexualité en est venue à être liée à la conquête, à la manipulation, à la compétition, à la lutte pour le pouvoir. En résultent des jeux absurdes et pitoyables, comme jouer les allumeuses ou les saintes nitouches, ou pire encore, user de violence psychologique et physique pour parvenir à ses fins. Dans un tel régime, la jalousie et la possessivité ne peuvent que se développer et devenir omniprésentes — après tout, dans un contexte de marché, quoi de plus normal que d’agir en propriétaire avec ce qu’on a légitimement acheté?

Et je ne parle pas de tous ceux et celles qui forment le gros de la camelote sexuelle, ceux et celles qui n’ont que peu de valeur sur le marché du coït et qui ne peuvent espérer connaître de la sexualité que la masturbation, les fantasmes industriels de la pornographie ou les relations tarifées de la prostitution. Je parle ici des hommes qui sont trop pauvres et des femmes qui sont trop vieilles et obèses pour avoir une valeur d’échange. Des petits, des chauves, de celles qui ont des rides et un ventre mou, bref, de ces rebuts de la consommation de la chair — qui doit être nécessairement fraîche pour être dans la zone de péremption. Leur rôle social est crucial, puisqu’ils donnent une valeur marchande à la relation sexuelle; si tout le monde y avait accès de façon libre, égale et illimitée, elle ne faudrait rien dans un système capitaliste.

Qui dit marchandisation dit mesure. La relation sexuelle réifiée est mesurable, quantifiable; sa valeur découle de sa faculté d’être comptée, comptabilisée. Dans une société capitaliste, comment être surpris que la libération sexuelle soit devenue synonyme de discussion généralisée au sujet de la mécanique copulatoire? Le plaisir de la rencontre sexuelle n’est pas simplement réduit au plaisir physique, mais il l’est plus spécifiquement limité à l’atteinte ou non de l’orgasme. Comprenez-moi bien : je ne crache aucunement sur l’orgasme qui après tout, est une des raisons pour laquelle la vie vaut la peine d’être vécue. Mais axer une rencontre sexuelle autour du simple objectif d’en obtenir transforme la sexualité en tâche à accomplir dans un but précis et limité, la réduit en une suite de manipulations de certains mécanismes pour parvenir à ses fins. Bref, la course à l’orgasme est similaire à la course à la productivité, dans une perspective qui est fort semblable au taylorisme : fractionnement des gestes, efficacité, sans parler de l’apport technologique et du support scientifique des experts attitrés, les sexologues. En bout de piste, avoir une relation sexuelle finit par se réduire à une séance mutuelle de masturbation, où les participants s’utilisent mutuellement en échangeant (dans le sens économique du terme) du plaisir sans rien donner de soi-même. Dans de telles interactions calculées, il n’y a que très peu de place pour la spontanéité, la passion démesurée ou l’abandon de soi-même dans l’autre.

Voilà le contexte social dans lequel nous vivons notre sexualité. Le capitalisme s’accommode à merveille de mouvements de libération partiels qui lui sont très utiles pour récupérer la révolte et pour soumettre de plus en plus d’aspects de notre vie aux lois du marché. Ainsi, le capitalisme a besoin du féminisme, des mouvements pour les droits des gays, des lesbiennes, des bisexuels, et aussi de la libération sexuelle. Le capitalisme ne se défait toutefois jamais immédiatement et totalement des anciennes formes de domination et d’exploitation. Si bien que les mouvements partiels de libération conservent leurs vertus de récupération de la révolte précisément parce que ces anciennes formes d’oppression agissent comme contrepoids utile qui font en sorte que les individus impliqués dans ces mouvements de libération n’aient pas le loisir d’évaluer à quel point leur libération dans le contexte social actuel est misérable.

Voilà pourquoi le puritanisme continue d’exister, et pas seulement comme une relique d’un passé religieux révolu. La pression de se marier — ou du moins, de vivre en couple —, celle de limiter sa sexualité au contexte conjugal, d’avoir des enfants et de fonder une famille sont tous des preuves de sa pérennité. Le puritanisme se manifeste toutefois de façon plus subtile, d’une manière que peu de gens remarquent parce qu’ils n’envisagent jamais d’autres possibilités. L’adolescence est un âge où les pulsions sexuelles sont les plus fortes en raison de tous les changements qui se produisent dans le corps des garçons et des filles. Dans une société saine, les ados devraient avoir toutes les possibilités d’explorer leurs désirs sans honte, sans peur et sans entraves. Bien que les désirs brûlants des adolescents soient clairement reconnus par notre société (combien de scénarios de films comiques sont basés sur l’intensité du désir sexuel des jeunes et la quasi-impossibilité pour eux de l’explorer d’une façon libre et ouverte?), tout est fait pour les censurer, les inciter à nier leurs désirs et à pratiquer l’abstinence, les garder dans l’ignorance et confier leur éducation à l’industrie de la pornographie, ce qui a pour conséquence de les reléguer à la masturbation ou encore à avoir des relations à la va-vite dans des environnements stressants et inconfortables, dans le but d’éviter d’être détectés et donc jugés. Comment espérer qu’une sexualité saine puisse se développer dans ces conditions?

Le capitalisme ne peut fonctionner qu’en maintenant la rareté. Si une marchandise est universellement accessible, elle ne vaut plus rien et il devient impossible d’en tirer un profit. La sexualité étant devenue une marchandise, il est nécessaire qu’elle reste rare pour qu’elle reste profitable. La révolution sexuelle que l’occident capitaliste a connue depuis les quarante dernières années est une bien piètre révolution qui n’a fait que maintenir la misère et la répression.

Depuis que les vieilles justifications pour la répression n’ont plus d’effet auprès de la populace, c’est maintenant la peur qui sert d’outil de contrôle social des comportements sexuels. La peur est entretenue essentiellement sur deux fronts. Le premier est celui de la peur des prédateurs sexuels. L’abus sexuel, le harcèlement, la pédophilie et le viol sont des réalités indéniables. Il est tout aussi indéniable que les médias exagèrent ces réalités en montant en épingle chaque indicent avec force détails sordides. Le traitement des actes de violence sexuel par les médias et les autorités n’est pas uniquement destiné à s’attaquer à ces problèmes, mais aussi — si ce n’est principalement — d’entretenir la peur. Les actes de violences non-sexuels envers les femmes et les enfants sont beaucoup plus fréquents que les abus sexuels. Le sexe a toutefois été investi de valeurs sociales telles que ces agressions projettent une image beaucoup plus terrifiante. La  seconde peur est celle liée aux infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS, le nouveau nom des MTS, qui lui-même avait remplacé les bonnes vieilles maladies vénériennes de nos grands parents), surtout le HIV/Sida. Bien qu’il s’agisse d’une menace on ne peut plus réelle (et qu’il reste impératif de pratiquer le safer sex), force est de constater qu’elle a été utilisée, surtout en Amérique du Nord et par les éléments les plus rétrogrades de la société pour faire la promotion, au pire, de l’abstinence sexuelle, au mieux, de relations sexuelles encadrées strictement par l’hétérosexualité et la monogamie. Ce qui est d’autant plus triste que certains militants GLBT bien intentionnés en arrivent à regretter que les gens en général et les jeunes en particulier n’ont plus suffisamment peur et que cette attitude mènera fatalement à l’insouciance et à la catastrophe sanitaire.

Au milieu de tout ça, immergés comme nous le sommes tous dans cet environnement, nous nous accrocherons désespérément à ceux et celles avec qui nous avons établi nos pauvres relations intimes. La peur d’être seuls, sans amour, nous pousse à retenir de toutes nos forces les amoureuses et les amoureux que nous avons cessé depuis des lustres d’aimer véritablement. Lorsque le sexe continue par miracle d’exister dans de telles relations, il n’est la plupart du temps que mécanique, routinier, mesquin, certainement pas un moment d’abandon à l’autre.

Nous sommes dans une société qui appauvrit tout ce qu’elle touche. Ce qu’on désigne sous le nom d’hypersexualisation est en réalité le symptôme de notre hyposexualisation. La libération sexuelle — dans son sens véritable, c’est-à-dire notre libération en tant qu’individus sexués, qui nous permettrait d’explorer la plénitude de l’abandon érotique à l’autre (ou mieux, aux autres!) — n’a aucune chance de se réaliser au sein de notre société, parce que cette société exige une sexualité appauvrie, réduite au rang de marchandise. Comme elle exige que toutes les relations que nous ayons avec nos semblables soient de nature transactionnelle, mesurables, calculées, vidées de leur sève et de leur substance.

Autrement dit, une sexualité libre, comme tout autre type de relation libre entre individus, ne peut exister dans notre société; elle ne peut être qu’en opposition avec elle. Ceci peut sembler à priori désespérant, mais en ce qui me concerne, je considère plutôt qu’il s’agit d’une porte ouverte vers l’exploration subversive. Le domaine de l’amour est vaste et ses voies sont infinies. Plutôt que de considérer la libération sexuelle comme une simple question de droits individuels ou pire, comme un fait accompli, il faut la concevoir comme un territoire à conquérir. Une sexualité riche n’a rien à voir avec la mécanique génitale ou les arrangements domestiques. Elle n’a rien non plus à voir avec la quantité de partenaires, de relations ou d’orgasmes — le capitalisme ayant prouvé depuis longtemps que de la merde produite efficacement en quantité toujours croissante reste de la merde. Elle a par contre tout à voir avec le plaisir qui naît d’une rencontre véritable, de l’union des désirs et des corps, de l’harmonie, du plaisir et de l’extase qui découle de cette union. Vivre une sexualité libre, en opposition à la société, n’est ni un programme, ni un « devoir révolutionnaire » pour avant-garde en manque de grand soir; c’est simplement la seule façon de vivre dans laquelle l’amour cesse d’être une dépendance mutuelle désespérée et devient une exploration de nouvelles valeurs, de nouvelles façons d’interagir.

Nous ne vivons par dans un monde hypersexualisé. Nous vivons dans le tiers-monde sexuel — un monde à renverser par notre jouissance radieuse et rebelle.

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